La méthode du coucou – Vassili Veremeeff

J’ai été interpellé par une expression de votre émission « Histoire des frontières 3/4 » du 21/03/2018 sur France Culture, qui est pour moi un magnifique exemple de fausse évidence, instrumentale, qui se transmet à travers les siècles, aux conséquences géopolitiques incalculables dès son origine et jusqu’à aujourd’hui, que même un historien chevronné comme vous peut relayer inconsciemment : « … ce peuple des Rouss, les ancêtres des Russes ».

Je ne vous fais évidemment aucun procès d’intention à ce sujet, ce qui me paraît intéressant dans cette anecdote est précisément comment de fausses évidences répétées indéfiniment peuvent devenir des vérités que même les esprits les plus affûtés ne songent pas à mettre en question.

« Les Russes descendent de la Rus’ » semble un truisme pour tout le monde, tant cela paraît tomber sous le sens tout simplement linguistique, et ne mériter aucun examen. Or cette assertion est, au moins depuis Ivan le Terrible mais surtout Pierre le Grand puis Catherine II, au cœur du discours de légitimation de la domination impériale de la Russie sur l’Ukraine et la Biélorussie, sujet qui a repris une actualité brûlante avec l’annexion de la Crimée et la guerre hybride menée par la Russie contre l’Ukraine après la révolte pro-européenne et anti-corruption de Maidan.

La critique de cette fausse évidence a été notamment développée par une école d’historiens ukrainiens tels que Yaroslav Dashkevych et Volodymyr Bilinsky. Elle est au moins en partie reprise par des universitaires comme Françoise Thom et Jean-Sylvestre Mongrenier qui mettent en évidence l’importance du lien organique entre la Horde d’Or et l’état moscovite et son successeur l’état impérial russe. J’essaie d’en résumer ci-dessous les grandes lignes.

La Rus’ officiellement fondée vers 880 prend pour capitale Kiev en 882. Cet empire fédère un grand nombre de tribus slaves occupant notamment les territoires actuels de l’Ukraine et de la Biélorussie. A contrario, les territoires de Souzdal et Moksel, qui constituent aujourd’hui le cœur de la Russie (Moscou, Riazan, Toula…), sont peuplés par des groupes ethniques semi-primitifs finno-ougriens non slaves, principalement finnois : muromiens, vepsiens, mokshas, …

En particulier, les Bulgares de la Volga dont il est question dans votre émission sont un de ces peuples, avec semble-t-il une composante finnoise et une composante turco-mongole. Ce peuple animiste puis islamisé, est localisé au 9ème siècle au nord de l’empire khazar, sans continuité territoriale avec l’empire kiévien ; il est vassalisé par l’empire khazar et plus tard par la Horde d’Or. C’est un composant de la mosaïque de tribus finno-ougriennes qui peuplent alors les territoires se trouvant au cœur de l’actuelle Russie, avec laquelle la Rus’ n’entretient pas de relation. Jusqu’au 12ème siècle, seuls des peuples finno-ougriens occupent ces régions, on n’y trouve pas trace de présence slave, et notamment pas de sépultures slaves. Ainsi, la prétention de l’état russe à être le grand frère des peuples slaves héritiers de la Rus’ et qui plus est à en être le principal héritier est tout simplement sans fondement, car à supposer qu’elle le soit, il ne pourrait en aucun cas prétendre au statut de frère ainé mais tout au plus de cadet tardif et même posthume.

En 1137, Iouri Dolgorouki, fils (déshérité ?) de Volodymyr Monomaque, arrive dans la région, fédère des tribus finnoises et devient prince de Souzdal, inaugurant la dynastie dite des Riourikides. En 1169, son fils André Bogolioubski, issu d’une mère finnoise, prend et saccage Kiev (revanche d’une branche déshéritée ?). D’un point de vue rétrospectif, c’est l’acte inaugural d’un millénaire d’agression contre Kiev par ce qui deviendra la Moscovie à la fondation de la grande-principauté de Moscou (1340) puis la Russie par décision de Pierre le Grand (1721).

En 1237, les Mongols de la Horde d’Or conquièrent les territoires de Souzdal/Moksel. Les princes riourikides de Vladimir, Iouri et Iaroslav (père d’Alexandre « Nevski ») Vvsevolodovitch, se soumettent et entrent dans les rangs de la Horde, au sein de laquelle ils n’exercent pas d’autorité réelle, car la Horde installe partout sa propre administration. Iouri prend part à l’invasion de l’Europe par la Horde.

Cas particulièrement emblématique de la falsification de l’histoire de cette région, Alexandre Nevski, héros national russe, comme s’il avait jamais été russe (autant dire que Vercingétorix était français) est envoyé comme otage auprès du Khan Batou, suivant la coutume mongole. Il vit dans la société du Khan de 1238 à 1252, en adopte toutes les coutumes et conceptions sociétales, devient le frère de sang de Sartak, fils du Khan, arrière-petit-fils de Gengis Khan, et épouse la fille du Khan. Il remporte dit-on une victoire sur les Suédois en 1240 (l’existence même de cette bataille est controversée). La même année, son père est l’un des généraux de l’armée de la Horde d’Or qui prend et détruit Kiev, mettant un terme à l’existence de la Rus’ en tant qu’état souverain.

Si on en croit les historiographes russes, Alexandre Nevski remporte en 1242 une victoire majeure sur les chevaliers teutoniques engagés dans la colonisation de la région sous prétexte de christianiser les tribus païennes qui l’occupaient (la fameuse poussée vers l’est des allemands, déjà !). Cette deuxième victoire est censée être l’acte inaugural de la nation russe. En réalité, il s’agit d’une victoire de la Horde sur les chevaliers teutoniques. Il est remarquable que l’historiographie russe présente les choses de la manière suivante : « en 1240 Kiev est prise et détruite par la Horde d’Or » mais « en 1242, le russe Alexandre Nevski (à une époque où n’existait même pas une Moscovie vassale), bat les chevaliers teutoniques ». En prenant le même genre de liberté avec la rigueur historiographique, on pourrait tout aussi bien dire l’inverse « en 1240, Kiev est prise et détruite par une armée mongole composée en partie de russes » et « en 1242, la Horde d’Or bat les chevaliers teutoniques sur le lac Peïpous ».

En 1249, Alexandre Nevski, fidèle vassal de la Horde d’Or dont le père a participé à la destruction de Kiev et de la Rus’ souveraine, reçoit l’investiture du Khan Batou pour gouverner la principauté de Kiev désormais asservie à la Horde.

En 1252, le Khan destitue André, grand-prince de Novgorod, pour cause d’insoumission, et nomme à la place son frère Alexandre Nevski, en récompense de sa soumission à la Horde et de sa grande humilité. On est donc très loin de la théorie ridicule selon laquelle les slaves soumis aux mongols restent dans la région de Kiev, où ils deviendront les ukrainiens, alors que les slaves insoumis émigrent vers le nord (vers Moscou) pour continuer la lutte contre le « joug mongol », théorie esquissée par exemple par le site poutiniste « les Crises ».

La principauté de Moscou est créée en 1277 par décret du Khan Mengu-Timour en tant qu' »Ulus » c’est à dire vassalité ordinaire de la Horde d’Or, soit 37 ans après la destruction de la Rus’ de Kiev en tant qu’état. C’est la naissance de la Moscovie, prémisse de l’état que bien longtemps après Pierre le Grand, par un coup de génie politique, rebaptisera Russie.

Ce n’est que dans la première moitié du 14ème siècle que Moscou acquiert une importance politique au sein de la Horde d’Or, sous le règne de Iouri III de Moscou (beau-frère du Khan Özbeg) et de son frère putatif Ivan Kalita (surnommé « escarcelle » du fait de sa qualité de collecteur d’impôt de la Horde, par laquelle il inaugure une longue tradition de pillage des fonds publics qui perdure jusqu’à aujourd’hui). Ces relations familiales jettent une lumière assez particulière sur la composante mongole de la dynastie des riourikides ayant régné sur la Moscovie, totalement occultée. Qui pourrait penser qu’Agathe, épouse de Iouri III, est une princesse mongole sœur du Khan Özbeg? Qui plus est, pour certains auteurs Ivan Kalita ne serait pas le frère de Iouri III mais Kulkhan, le frère du Khan Özbeg, auquel cas la dynastie des riourikides russes s’éteindrait non pas en 1598 mais en 1325, pour laisser place à une dynastie purement mongole.

Toujours est-il que c’est la fidélité à la Horde d’Or combinée à un certain nombre de machinations qui permet aux moscovites de recevoir du Khan le Yarlik, qui leur confère la suzeraineté sur Vladimir/Souzdal au détriment de Tver. C’est le véritable point de départ de l’ascension de Moscou, qui récompense la politique de soumission de sa dynastie aux mongols. On peut citer par exemple l’écrasement dans le sang du soulèvement de Tver contre les collecteurs d’impôts de la Horde, par une armée de 50 000 mongols et moscovites conduits par Ivan Kalita.

La Moscovie demeure soumise au joug mongol jusqu’en 1480, c’est à dire jusqu’au crépuscule de la Horde d’Or, qui disparaît en 1502. L’entreprise de falsification délibérée de l’histoire commence avec Ivan le Terrible, avec le mythe de la 3ème Rome et de la soi-disant coiffe de Volodymyr Monomaque, qui est vraisemblablement une coiffe mongole.

Mais c’est Pierre le Grand qui en construit les éléments essentiels. Sans doute juge-t-il les origines mongoles de son empire assez peu compatibles avec son entreprise d’occidentalisation. Dès 1701 il prépare le terrain en ordonnant par décret la destruction de toutes les pièces historiographiques (archives, chroniques, documents d’églises…) qui infirment l’histoire telle qu’il la veut. En 1718, un incendie criminel (le feu ayant pris en différents endroits) ravage la Laure de Petchersk à Kiev, où étaient conservés l’essentiel des documents et archives de la Rus’ de Kiev. La voie est libre pour réécrire l’histoire. En 1721, Pierre le Grand transforme son état, la Moscovie, en Empire Russe. En s’appropriant le nom historique de Rus’, il annexe d’un seul coup toute l’histoire d’un état autre que le sien, et passe à la trappe l’origine mongole de la Moscovie. A cette date, les moscovites deviennent des russes. Le coucou a pondu dans le nid d’un autre oiseau, et dès son éclosion l’imposteur s’emploie à jeter hors du nid les œufs de ses concurrents, comme nous l’apprend l’observation de l’espèce.

Catherine II parachève la révision de l’histoire de son empire en faisant collecter de nombreux documents dont certains sont acquis en Europe occidentale, et en constituant une commission d’une dizaine d’historiens capables d’en produire une version ad-hoc. Une partie des documents sont délibérément détruits, des documents sont réécrits voire fabriqués de toutes pièces. Cette version ad-hoc de l’histoire de cet état et de son environnement est le fondement de l’historiographie russe moderne, à laquelle quasiment tout le monde se réfère.

En résumé, la Rus’ de Kiev a existé comme état souverain pendant 360 ans et a disparu sous les coups de la Horde d’Or, dont certains protagonistes sont des personnages vénérés par l’histoire officielle russe. Moscou apparaît plus de 30 ans après la disparition de la Rus’ et appartient à la Horde d’Or 240 ans après cette disparition. Durant les siècles d’existence de l’empire kiévien souverain, on ne trouve aucune mention d’un quelconque état moscovite qui aurait quelque autonomie que ce soit, c’est à la Horde et ses vassaux, fussent-ils slaves, que la Rus’ finit par succomber.

Et c’est ainsi que pour tout le monde il paraît évident que les Russes descendent de la Rus’ de Kiev, fausse-évidence qui n’est jamais questionnée. Il est pourtant assez frappant de constater à quel point les traits caractéristiques de la Horde d’Or structurent l’état russe jusqu’à nos jours : despotisme, violence politique, gouvernement par la terreur, société reposant exclusivement sur l’allégeance inconditionnelle à l’Etat personnifié en un chef tout puissant (khan, tsar, petit père des peuples, Poutine), lequel en dernière instance est propriétaire de la totalité de l’empire et de ses habitants, distribue des biens à des vassaux qui lui doivent tout et peuvent tout perdre en cas d’insoumission, enfin nécessité d’une expansion territoriale permanente comme source principale de légitimité du pouvoir.

En quelque sorte, la connaissance de la véritable origine de cet état le rend intelligible dans ses particularités de « pays non réformable ». Ce qu’avait très bien compris par exemple l’universitaire américain Richard Pipes, dont les analyses ne sont sans doute pas pour rien dans les choix politiques de l’Amérique reaganienne qui ont accéléré la faillite de l’URSS. Cet empire autocratique était, selon Pipes, fondamentalement différent de tous les autres états européens, par la permanence d’un « despotisme oriental » se perpétuant à travers les transformations les plus violentes : disparition de la Horde d’Or, révolution russe, chute de l’URSS. En somme l’histoire de la Russie est l’une des plus belles illustrations de la célèbre phrase de Tomasi di Lampedusa, selon laquelle il faut que tout change pour que rien ne change. Que rien ne change, c’est-à-dire que l’essentiel perdure : l’empire et le despotisme. Avec cette particularité que définit si bien l’aphorisme de Vauvenargues : « La servitude abaisse les hommes jusqu’à s’en faire aimer » – les Russes ont vénéré leurs tsars, adoré Staline, et dit-on, ils plébiscitent Poutine.

Vassili Veremeeff